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Complication contre complexité
Nous sommes entrés dans une société de "médiation" où la relation de l'action à sa conséquence est de plus en plus distendue et où l'organisation joue un rôle essentiel... Si nous n'en tirons pas les conséquences, la complication, qui est un appauvrissement, l'emportera sur la complexité dont on n'aura pas su exploiter les richesses.
La complexité pourrait être symbolisée par bien des systèmes biologiques ou informatiques - voire par une simple cellule vivante ou un microprocesseur - qui sont caractérisés par une grande variété d'éléments aux multiples fonctions, reliés entre eux, organisés, mis au service d'un "objectif" commun... La complication serait alors symbolisée par l'écheveau de laine qu'on n'arrive pas à démêler, inutile, stérile et même paralysant... ou encore par le dédale dont les détours superflus sont une source de confusion.On peut ainsi considérer que la complexité d'un système est maîtrisée lorsque le fonctionnement de ce système est "banalisé" pour ses utilisateurs. Pendant une vingtaine d'années, les ordinateurs étaient relativement simples dans leur conception et dans leur réalisation, ce qui exigeait de très solides connaissances de la part des utilisateurs, qu'il s'agisse des analystes ou des programmeurs. La complexité croissante des systèmes informatiques en a facilité l'utilisation, dès lors qu'ils ont pu intégrer dans leurs mémoires des quantités de données, y compris les règles de leur propre comportement. Quelques heures suffisent désormais pour apprendre à s'en servir, alors qu'autrefois des mois ou des années étaient nécessaires. Ces régulations techniques étant mises au point, le rapport de l'homme à la machine se trouve fondamentalement modifié, car celle-ci devient réellement un instrument au service de l'homme. Ces systèmes complexes peuvent alors se diffuser largement - ce qui pose de nouveaux problèmes au niveau "sociétal" et appelle de nouveaux types de régulation, d'une autre nature...
Car, dans un système complexe, les structures se superposent en sous-systèmes différents les uns des autres, avec des niveaux de complexité hiérarchisés. Comme l'écrit Albert Szent-Gyorgyi, prix Nobel de physiologie et de médecine : "en mettant en présence des protons et des neutrons, on obtient un noyau, donc quelque chose d'entièrement nouveau. Il a de nouvelles propriétés que l'on ne peut décrire dans les termes de ses éléments constitutifs. Si l'on place des électrons autour de ce noyau, on obtient un atome - là encore, quelque chose d'entièrement nouveau, quelque chose de plus qu'un noyau et des électrons. A partir de là, on peut assembler les atomes en molécules, les molécules en macromolécules, les macromolécules en organelles, les organelles en cellules, les cellules en individus, ceux-ci en sociétés. Chaque fois, on obtient quelque chose de nouveau. [...] Mais il faut savoir où on en est ; il ne faut pas tirer des conclusions de propriétés d'un certain échelon pour les appliquer au suivant. Dès qu'on mélange, on est perdu et les conclusions n'ont aucun sens. Chaque échelon a sa signification propre."
C'est la capacité de régulation d'un système complexe qui lui permet de survivre et de se développer. Toujours selon A. Szent-Gyorgyi "l'un des principes essentiels de la nature est une prolifération illimitée. Tant qu'elles étaient isolées, les cellules devaient proliférer aussi vite que possible... Mais, vivant en communauté, il faut maîtriser cette tendance dans l'intérêt de l'ensemble. Cela signifiait donc que la nature devait inventer un nouveau principe - celui de la régulation - pour arrêter la prolifération, mais sans que cet arrêt soit irréversible parce qu'alors on ne pourrait plus se régénérer, on ne pourrait plus cicatriser la blessure qu'on s'est faite en se rasant, par exemple." Ces comparaisons biologiques sont éclairantes, mais concernent des organismes vivants, dont l'information héréditaire assure avec force une finalité, celle de la survie et du maintien d'une "forme" spécifique aux divers âges de l'individu. Par contre, en matière de construction sociale, on assiste souvent à une superposition d'éléments, de structures nouvelles, sans souci de cohérence, d'harmonie avec l'ensemble, de finalité globale, pour satisfaire rapidement un besoin ponctuel, immédiat.
Pour construire une ville agréable à vivre, il ne suffit pas d'entasser des familles dans des immeubles, d'accoler des immeubles en quartiers, d'agglomérer des quartiers... Il importe de prendre en compte la variété et les interactions des fonctions urbaines (logement, transports, approvisionnements, travail, loisirs, culture, etc.), comme le démontre a contrario l'urbanisme actuel qui, souvent, témoigne d'une mauvaise compréhension de la complexité du gigantesque organisme vivant que représente la cité. La complexité dont il est question ici est donc celle de toute structure vivante ou sociale, organisée, comportant de nombreux éléments et dont le devenir est étroitement lié à son environnement (personne, entreprise, nation, etc.).
Donc, qui dit complexité dit diversité et variabilité élevée dans les relations entre les multiples éléments d'un système. La régulation de celui-ci consiste à agir sur ces relations. Il importe donc qu'elles soient :
- identifiées : flux d'énergie, de matières, de personnes, d'informations...
- hiérarchisées, car les diverses relations sont d'intensités différentes, ont des impacts plus ou moins grands sur le fonctionnement du système ;
- analysées : en particulier, elles peuvent être positives ou négatives, c'est-à-dire agir comme des freins ou des accélérateurs. D'où l'importance de déceler les "points d'amplification" et les "points d'inhibition".
La qualité des régulations conditionne la fiabilité des systèmes complexes. Contrairement à une idée répandue, l'accroissement de la complexité d'un système ne se traduit pas nécessairement par une plus grande vulnérabilité : tout dépend de la qualité des régulations. Plus précisément, l'augmentation de la complexité accroît l'importance des conséquences quant à la propagation et à l'étendue de la vulnérabilité. L'accident de Three Miles Island doit moins être interprété comme une démonstration de la vulnérabilité des centrales nucléaires que comme une démonstration de l'insuffisance de régulations dans ce cas particulier. Il s'agissait d'un système complexe mal maîtrisé, parce que mal régulé : la conjonction de défaillances techniques et humaines a entraîné un accident qui ne se serait pas produit si la complexité avait été plus grande (régulations consistant en des mécanismes de contrôle plus sophistiqués) et/ou si la préparation des hommes (par une formation intense sur simulateurs, à partir des quelque 150 accidents possibles répertoriés) leur avait permis de faire face avec sang-froid à des incidents qui seraient alors restés mineurs...
Source :
Jean-Pierre Quentin, Mutation 2000, Le tournant de la civilisation, Ed. du Hameau, Paris, 1982
Voir aussi : La simplicité se conquiert, Technologies internationales n° 114, mai 05
Aspects de la complexité :- Mutation : ça change, tout bouge, tout se tient
- Management et gouvernance : Smart power, le défi de l'élégance
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- Exemple réseaux ubiquitaires : Méfions nous de l'intelligence ambiante !
- Technique et société : Apprivoiser les technologies combinatoires
- Etc. : Apprendre à désapprendre
Tags : complication, organisation, confusion, flux, système, complexité, régulation, prolifération, fiabilité, vulnérabilité, médiation, sociétal
- identifiées : flux d'énergie, de matières, de personnes, d'informations...
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